Entretien avec Maëlle Audric


Avec « Le Chant de la sauterelle » nous aborderons la construction de soi à l‘adolescence en contexte d’expatriation et de bi ou pluriculturalité et découvrirons le concept de « Troisième Culture« .

Bonjour Maëlle. Tu es auteure du livre « Le Chant de la sauterelle », un roman tout public qui explore la vie d’une jeune adolescente expatriée. Peux-tu nous en dire plus sur ce roman ?

Il s’agit d’un roman écrit à la première personne dans lequel le lecteur suit les péripéties et les questionnements de la narratrice, Marianne, une jeune fille franco-écossaise habitant à Rome et âgée de 14 ans au début du roman. Après une première intégration ratée dans une mission laïque française en périphérie de Rome, Marianne change d’école et entre au lycée international de la capitale. Elle y rencontre Bruno. Les deux adolescents s’embrasent et connaissent un amour aussi merveilleux qu’étourdissant. Jusqu’à ce qu’un événement vienne troubler cette harmonie et oblige Marianne à redescendre sur terre et à prendre une décision qui l’affectera pour les années à venir.

Le Chant de la sauterelle est un livre qui se lit très facilement, où l’humour côtoie le drame, et dans lequel le personnage principal subit une véritable métamorphose. Tout en étant léger, ce roman aborde des questions profondes que sont la découverte de la sexualité, la féminité, l’identité, la quête de sens et le passage délicat de l’enfance à l’âge adulte.

Adolescence et expatriation

Qu’est-ce qui a motivé ton désir d’écrire sur le thème de l’expatriation, et plus particulièrement du point de vu adolescent ?

L’expatriation est un thème qui touche un grand nombre de gens et qui ne cesse de s’intensifier partout dans le monde. Or, s’il existe plusieurs romans qui racontent des expériences d’expatriation ponctuelle à l’âge adulte (ou pendant l’enfance), à ma connaissance peu de romans explorent l’expatriation à l’adolescence, et en tant que mode de vie, c’est à dire lorsque l’expatriation est répétée et continue depuis la naissance ou la petite enfance.

Ce type d’expatriation diffère radicalement de la première. Pour l’adolescent, ce qui est en jeu est son identité et la construction de sa personnalité. Un adulte peut perdre ses repères à l’étranger et ressentir de la nostalgie pour son pays ou sa culture. Un adolescent expatrié grandit sans repères, n’a pas de pays à lui, et sa culture est un alliage de différentes cultures. Après avoir entendu de nombreuses idées reçues sur l’expatriation comme mode de vie, je me suis rendu compte que c’était une réalité très mal connue, et j’ai eu le désir de montrer différentes facettes et nuances de ce style de vie.

D’autre part, à l’heure où la question identitaire est au cœur du débat en France, il m’a semblé que l’expérience de ces adolescents était très instructive dans la mesure où ils vivent dans leur peau ce va-et-vient entre le sentiment d’appartenance et d’étrangeté. Et cela questionne de manière générale la construction et la définition de l’identité nationale et culturelle. Non seulement d’un point de vue individuel mais également collectif. Qu’est-ce qu’être français ?, ou tout autre nationalité, est une question que se posent toutes les personnes qui ont grandi dans plusieurs pays étrangers une fois arrivées à l’âge adulte.

Néanmoins, si maintenant ce sujet me passionne, je reconnais que je n’avais pas du tout en tête de l’explorer au début de la rédaction de mon roman ! J’avais choisi ce contexte parce que je le connais, et il me paraissait fondamental de dominer mon sujet et d’avoir une légitimité. Mon premier désir était d’écrire une histoire d’amour originale et de célébrer la puissance du sentiment amoureux qui, comme l’écrivait Dante, est ce qui “meut le soleil et les autres étoiles”.

Je souhaitais également rendre hommage à l’adolescence, à son incandescence et au regard parfois si juste qu’elle pose sur le monde. Je pense que l’on n’écoute pas assez les adolescents et que notre société fait preuve de beaucoup de violence et de pauvreté à leur égard. Je pense à la pression scolaire, aux stratégies de marketing implacables dont ils sont les premières cibles et aux destins si plats qu’on leur propose.

La « Troisième Culture » des enfants expatriés

Dans ce roman, tu t’intéresses à une « Troisième Culture », peux-tu nous en dire plus sur ce concept ?

Oui. Marianne est une enfant d’expatriés qui a toujours connu une vie nomade en dehors des pays d’origine de ses parents. Ainsi, elle ne peut pas s’identifier entièrement aux cultures de sa famille, française et écossaise, ni à la culture de son pays d’accueil, l’Italie, ni du pays dans lequel elle a résidé précédemment, le Danemark. Elle intègre bien sûr de nombreux éléments de ces cultures mais d’une certaine manière elle en développe une Troisième, qui est une synthèse personnelle de toutes ces cultures. Par ailleurs, son sentiment d’appartenance va vers les personnes qui ont vécu la même vie qu’elle. Pour toutes ces raisons, Marianne est ce qu’on appelle une Enfant de la Troisième Culture.

La Troisième Culture est une notion que j’ai découverte pendant la rédaction de mon roman grâce à Cécile Gylbert qui a publié un ouvrage passionnant sur ce sujet et qui est devenu une référence dans le domaine francophone : Les enfants expatriés : Enfants de la Troisième Culture, aux Éditions du Net. Cécile Gylbert nous rappelle que le concept est né dans les années 1950 sous la plume de Ruth Unseems, enfant d’expatriée elle-même, sociologue et anthropologue. En 1999, apparaît l’ouvrage Third Culture Kids : Growing up among Cultures du sociologue David C. Pollock et de l’auteure Ruth E. Van Reken, qui définissent de manière plus précise ce concept et qui donnent un profil des ETC. Au sujet des ETC, Cécile Gylbert écrit : 

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“Ils n’ont pas de culture dominante et naviguent sans cesse entre celle de leur passeport et celle de leur lieu de vie. Ils finissent par développer leurs propres modèles culturels, leurs propres styles de vie et modes de pensée, bien différents des enfants qui ont toujours vécu dans un seul pays. Il se sentent appartenir à la fois à leurs cultures d’accueil et à leur culture d’origine : ils deviennent membres d’une culture de synthèse appelée la Troisième Culture. Ils ne la partagent qu’avec les autres enfants “nomades” ou expatriés”.

 Ce que l’on découvre à la lecture de cet ouvrage, est qui pour moi a été une révélation, est que les ETC partagent de nombreuses caractéristiques communes même si leur expérience d’expatriation diffère. Et ce sont ces éléments en commun qui créent un sentiment d’union entre eux. Pour le détail de ces caractéristiques, je ne peux que conseiller la lecture de son livre !

C’est donc après cette lecture que j’ai retravaillé mon roman dans cette perspective. Cependant, je tiens à préciser que le thème n’apparaît qu’en filigrane et mon roman n’est en aucun cas une dissertation sur le sujet. Marianne n’a pas de recul et aucune conscience de faire partie de la Troisième Culture. Elle ne se pose pas de manière explicite la question de son appartenance culturelle, ni des conséquences qu’implique son nomadisme : elle vit et subit sa condition d’ETC. C’est à dire qu’elle se rend compte petit à petit, au fil de ses expériences, qu’elle n’entre dans aucune case culturelle et qu’elle a du mal à entrer dans une case tout court. Elle vit ce conflit émotionnellement et non intellectuellement, ce qui est beaucoup plus proche de la réalité des ETC à cet âge-là. Je voulais que le lecteur soit surpris en même temps que Marianne, et surtout je voulais que le lecteur puisse librement apprécier ce phénomène.

Par exemple, ses choix de petits-copains se portent naturellement vers des personnes qui sont binationales ou qui ont voyagé, de même pour ses amitiés sans pour autant qu’elle en ait conscience. Ou encore, elle s’inquiète que son accent italien soit parfait mais ne s’intéresse pas à l’enjeu qui se cache derrière cette inquiétude, qui est une volonté d’assimilation totale. Plus tard, elle est enthousiaste à l’idée de connaître de “vrais” Français : “ceux qui connaissent par cœur la ville où ils habitent, portent des vestes en jean et prennent des cafés à la sortie du lycée”, sans se rendre compte de ce que cela implique par rapport à la manière dont elle se perçoit elle-même. Outre la question identitaire, ce sont également ses réactions face aux événements de sa vie intime qui sont directement influencés par son style de vie : un certain déni de la réalité face aux séparations et des chagrins vécus à retardement.

Culture.s et identité

Ton roman aborde donc les liens entre identité et culture, à travers le personnage de Marianne qui grandit entre plusieurs pays. Est-ce que tu as pu personnellement connaître ces « mouvements identitaires » d’expatriée toi-même ?

Pendant ma préadolescence, alors que j’habitais en Espagne, j’ai ressenti un fort rejet pour ma culture d’origine que j’associais surtout à l’autorité (à la figure de mes parents et à celle de mes professeurs). Je dirais même que j’avais honte d’être française, et j’étais animée par une volonté profonde d’assimiler la culture espagnole sans pour autant m’identifier à elle dans un premier temps. Je souhaitais simplement passer pour une Espagnole afin de me fondre dans la masse. À cette époque, je n’avais pas d’amis français et mon langage, quand je rentrais en France était trop standard, pas assez “cool” pour les gens de mon âge qui me percevaient comme “différente” sans mettre de mots sur cette distance.

À l’adolescence, toujours en Espagne, je me suis un peu réconciliée avec ma culture d’origine en ayant des amis français, tout en lisant et vivant le monde à travers un prisme espagnol. Notamment, mon rapport au corps et ma manière de concevoir les interactions sociales étaient entièrement dominés par la culture espagnole, sans parler de mon style de vie qui était madrilène et très loin de ce que les adolescents français vivaient. Sur la fin de notre séjour à Madrid, ma sœur et moi avions recours aux deux langues quand nous étions seules. Notre français était souvent une traduction littérale de l’espagnol, ce qui horrifiait ma mère. Je me souviens de dire souvent “J’ai perdu le bus” ou “Cette fille me tombe mal”. Toutefois, même si j’étais clairement un mélange des deux cultures, je me considérais française puisque mon passeport était français.

Ce n’est qu’en habitant deux ans dans le nord de la France, entre 17 et 19 ans, que j’ai réalisé à quelle point la culture espagnole m’avait façonnée et à quel point elle m’était essentielle. Je n’avais pas vraiment eu l’occasion de parler espagnol après mon départ d’Espagne, à 15 ans. Quand on a plusieurs langues maternelles, c’est un déchirement d’en taire une : c’est taire une partie de soi. Je pense que c’est pour cette raison que je suis partie en Amérique latine et que j’ai ensuite passé quatre ans d’affilé dans des pays hispanophones. Pour ancrer en moi cette identité hispanique, et m’épanouir dans un contexte culturel qui m’était plus chaleureux et curieusement plus familier.

Pendant ces quatre années, mon entourage me considérait espagnole dans un premier temps puis uruguayenne, une fois que j’avais assimilé l’accent et la culture de ce pays.

Mon retour en France a été extrêmement difficile. Je crois que pour beaucoup d’enfants de la Troisième Culture, le retour au pays natal est ce qu’il y a de plus dur psychologiquement. On est censé être chez soi et on ne s’y sent pas. En plus, j’avais choisi Paris, ville qui n’est pas réputée pour son hospitalité Je possédais les codes culturels de surface mais pas en profondeur. Je commettais souvent des maladresses et je ne m’en rendais compte que trop tard. Par exemple, j’étais un peu trop tactile ou spontanée dans mes relations sociales. Et, bien sûr, je ne pouvais pas justifier ces maladresses par le statut d’étrangère : j’étais maintenant française dans le regard des autres. Ainsi, l’incompréhension était constante et douloureuse la première année.

J’avais par ailleurs un gros souci avec la sonorité de la langue que je trouvais à la fois agressive et monotone. Je n’avais aucun plaisir à parler français. Je me souviens avoir fait un voyage en Corse et en écoutant deux hommes parler dans un café à Corte, je me suis dit que finalement le français pouvait être doux et chantant. Sauf que prendre un accent corse sans être corse relève du ridicule ! Cette découverte m’a néanmoins redonné espoir. J’ai par la suite, dans le cadre de mes études, fait un travail de recherche sur la traduction du rythme en poésie, de l’espagnol vers le français, qui m’a permis d’approfondir la matière de ma langue et qui a fini de me réconcilier complètement avec elle !

Pendant cette période parisienne, j’ai également entrepris des études en Didactique du français langue étrangère qui m’ont ouvert sur la francophonie. J’ai étudié Gaston Miron, Aimé Césaire, Assia Djebar et cela m’a fait un bien fou car j’avais un autre problème avec la France : son passé colonial auquel je ne voulais surtout pas être associée. Grâce à mes études, j’ai alors compris que le français, comme n’importe quelle langue, est semblable à un instrument de musique : on peut lui faire chanter les chansons que l’on souhaite. J’ai alors dissocié la langue de ce funeste héritage et je l’ai considérée plutôt comme un pont et un vecteur d’union. Ainsi, dans ma symbolique personnelle, j’ai réussi à libérer le français de l’impérialisme français. Pour ce qui est du passé colonial par contre, rien n’est résolu, et je pense que c’est une question fondamentale à laquelle la société française doit se confronter pour bâtir un meilleur avenir. Aimé Césaire tenait ces propos en 2004 et qui sont d’une incroyable actualité : “Liberté, égalité, fraternité, prônez toujours ces valeurs, mais tôt ou tard, vous verrez apparaître le problème de l’identité”. (Nègre je suis, nègre je resterai, Albin Michel)

Ainsi, comme tu peux le voir, ces mouvements identitaires, m’ont profondément marquée : ils ont orienté mes études et ma profession puisque j’enseigne aujourd’hui le français et la culture francophone avec un immense enthousiasme ! Je continue également de pratiquer quotidiennement les langues qui me sont chères, l’espagnol mais aussi l’italien.

Merci beaucoup Maëlle pour toutes tes réponses qui nous en apprennent beaucoup et nous donnent très envie de te lire. On te retrouve sur ta page facebook pour suivre ton actualité d’auteure, directement sur ton site internet, et enfin, « Le Chant de la sauterelle » est disponible à l’achat en format kindle ici

                                                                                                  © Anaïs Prégermain